Le débat croissance/décroissance : un débat infini (et non productif !) dans un espace Twitter fini

Pour résoudre un problème, il est toujours important d’en poser correctement les termes, de poser les bonnes questions pour obtenir les bonnes réponses. La résolution de la crise environnementale suppose de répondre à deux questions : comment réduire les impacts environnementaux de l’activité humaine et comment faire face à la rareté de certaines ressources ?  Pour répondre à ces questions, les débats opposent souvent les partisans de la « croissance » (techno-optimistes qui pensent que la technologie résoudra tous les problèmes) aux partisans de la « décroissance » (pensant que seule une baisse du niveau de vie est compatible avec des objectifs environnementaux). L’objectif de cette tribune est de montrer que cette dichotomie est simplement une mauvaise façon d’aborder le problème. Le débat devrait être posé autrement.

Une telle approche n’a pas de sens sur le plan théorique. Elle n’est pas beaucoup plus pertinente sur un plan empirique. Il y a, je crois, une manière beaucoup plus pertinente d’aborder le problème, un angle pas assez souvent employé dans les médias et débats.

La théorie économique

La principale raison tient au fait que le PIB est un indicateur dont les liens avec le monde physique (énergie et ressources naturelles) sont beaucoup plus flous qu’il n’y paraît. Pour comprendre cela, un peu de théorie économique est nécessaire. Il est intéressant d’utiliser la parabole du breakfast :

Supposez que vous êtes un cuisinier et que vous vendez des petits déjeuners. Pour cela vous disposez d’un certain nombre de ressources (œufs, bacon, lait etc.). Lorsque vous démarrez votre activité, vous mélangez mal vos ingrédients et, de ce fait, les petits déjeuners sont de mauvaise qualité. Vous en vendez un certain nombre mais, comme ils sont de mauvaise qualité, vous les vendez à bas prix. Supposez que vous finissiez par trouver une très bonne recette qui utilise la même quantité d’ingrédients et d’énergie mais qui améliore significativement le goût.  Vous pourrez ainsi vendre votre petit déjeuner plus cher à vos clients et donc vous enrichir. Notez que vous pouvez vous enrichir même si vous n’augmentez pas la quantité de petits déjeuners vendus. Cette parabole illustre une idée simple : la façon dont on utilise les différentes ressources a économiquement une réelle importance.

Cette petite expérience de pensée est nécessaire car elle permet d’apprendre à conceptualiser ce qu’est la croissance économique : celle-ci est obtenue en créant de la valeur économique ; Comme notre exemple nous l’a montré, cela ne veut pas forcément dire consommer davantage de choses mais également consommer des choses de valeur supérieure. La parabole du breakfast est transposable à la société entière : une façon de créer de la valeur économique est de disposer de nouvelles idées et de nouvelles techniques qui permettent d’utiliser les ressources de façon différente. Autrement dit, le moteur principal de la croissance, ce sont les nouvelles idées et les « nouvelles recettes ». Cette idée, introduite par le prix Nobel d’économie Paul Romer, est également bien vulgarisée dans le livre « The Infinite Resource: The Power of Ideas on a Finite Planet« .

Ainsi donc, un accroissement de la valeur économique produite ne nous dit rien à priori sur l’utilisation des ressources : cela dépend fortement des nouvelles idées qui sont mises en œuvre et qui entretiennent la croissance. 

A cela, on peut ajouter que le PIB est un agrégat contenant des secteurs qui ont des impacts environnementaux très différents. Par définition, la valeur économique ne renseigne en rien sur la pollution produite par lesdits secteurs qui peut varier fortement d’un secteur à l’autre (les prix n’internalisent pas la pollution).

Pour résumer cette partie, les liens entre utilisation de ressources, pollution, énergie et PIB ne sont pas clairs en théorie et dépendent fortement de la façon de croître. Une variation du PIB, en hausse ou en baisse, ne nous renseigne pas sur l’impact sur l’environnement.

Les relations empiriques

Voilà pour la théorie économique. Mais de nombreuses personnes mettent en avant des relations empiriques. Plusieurs personnes justifient cette focalisation sur le PIB de la manière suivante : l’utilisation des énergies fossiles serait indispensable à la croissance économique. Par exemple, Vaclav Smil, un très bon physicien spécialiste en énergie, argumente que grâce à une densité énergétique supérieure, les énergies fossiles sont beaucoup plus efficaces économiquement. Leur utilisation serait indispensable pour croître.  Ainsi, pour les tenants de cette théorie, la lutte contre la croissance économique et la lutte contre les énergies fossiles serait donc un seul et même combat. 

  1. La transition énergétique semble possible

On peut commencer par répondre que c’est une vision de l’énergie qui est aujourd’hui largement remise en question par des gens comme Auke Hoekstra, l’un des chercheurs les plus connus travaillant sur les énergies renouvelables et la voiture électrique. 

Lui et d’autres personnes ont réussi à remettre en question la suprématie des fossiles avec plusieurs arguments :

Le plus important étant relatif aux économies d’échelle : produites en masse, les énergies renouvelables sont de plus en plus efficaces ce qui conduit à en faire baisser considérablement le coût. Le site Ourworldindata a détaillé ce mécanisme en détail.

L’autre point à noter étant que les énergies renouvelables requièrent moins d’énergie primaire, les fossiles perdant beaucoup d’énergie par chaleur.

Plus de détails sur cette remise en question de la vision classique de l’énergie portée par V Smil peut être également lue ici.

Ces idées ont porté leurs fruits puisque les prix des renouvelables et des voitures électriques sont en chute libre depuis dix ans. Ce qui a valu à l’agence internationale de l’énergie, défendant d’habitude une vision conservatrice de l’énergie, de céder et de qualifier l’énergie solaire de « king of electricity ». 

Donc pour résumer, la suprématie des énergies fossiles est de plus en plus remise en question. Cela suggère que l’on pourrait parfaitement organiser une transition énergétique vers une société non basée sur les énergies fossiles.

  1. Si la transition est possible, le PIB n’est pas forcément le meilleur guide pour savoir dans quelle direction aller

La question que l’on pourrait alors se poser est “est ce que cette transition nous rendra plus riche ou plus pauvre ?”. Pour répondre à cette question, on peut aller voir la littérature scientifique sur les liens entre énergie et PIB, tout en gardant en tête les résultats théoriques évoqués plus haut (à savoir qu’en théorie les liens énergie et PIB sont flous et plus compliqués qu’il n’y parait).

L’économiste unempiriciste a récemment publié un billet de blog rappelant qu’il n’y a aucun consensus scientifique permettant de trancher sur la relation PIB et énergie de façon empirique. Il appelle ainsi à se méfier des interprétations hâtives : certes, l’énergie est aujourd’hui nécessaire à la croissance, mais rien ne permet de dire qu’elle est la cause de toutes ses fluctuations, et que nous ne pourrons pas découpler énergie et PIB dans l’avenir, alors que le ratio PIB/énergie ne cesse d’augmenter. Tous ces éléments suggèrent que l’impact sur le PIB de cette transition n’est pas si évident que ça à déterminer.

Mais nous pouvons aller un cran plus loin. A défaut de savoir le résultat exact sur le PIB de cette transition, ce dernier peut-il être un indicateur qui nous guide d’une façon ou d’une autre ?

Auke Hoekstra, le chercheur mentionné plus tôt, a fait savoir que le mouvement décroissant selon lui, se focaliserait davantage sur le PIB que sur les causes principales du réchauffement climatique. Un simple de ces tweets montrent qu’il a compris en partie l’intuition : 

And how foolish is it anyway to choose a bad metric that correlates with – but doesn’t cause – global warming as your hill to die on? So when I buy an expensive electric car and eat vegan burgers I’m bad? I should drive an old gas guzzler and eat the cheapest meat? So silly.

Auke Hoekstra a bien compris l’intuition à retenir : raisonner sur des valeurs monétaires présente un certain nombre de limites en matière d’environnement. On peut également noter que l’émergence de techniques vertes alternatives ne se concrétisera pas forcément par un PIB plus élevé alors que les progrès écologiques qu’elles permettent sont nets. En étant moins rares que les énergies fossiles, les énergies renouvelables permettent un gain de soutenabilité important non enregistré dans le PIB.

Pour finir, Auke Hoekstra ne semble pas particulièrement favorable à une croissance économique à tout prix. Il a fait par ailleurs savoir qu’il trouvait que le PIB était une mauvaise métrique et que, dans les pays développés, la croissance ne rendait pas forcément les gens plus heureux.

Ainsi donc pour résumer cette partie, scientifiquement parlant, se focaliser sur le PIB comme indicateur principal de cette transition ne parait pas justifié.

Les arguments politiques

Souvent en plus des arguments scientifiques, des arguments politiques sont avancés. L’obsession pour la croissance économique des gouvernements et des marchés financiers empêcheraient de réduire la pollution.

Cette affirmation fait l’hypothèse implicite que la croissance est sous le contrôle des gouvernements. Mais les économistes savent bien que les personnalités politiques exagèrent énormément leur capacité à créer de la croissance. La réalité étant qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune politique gouvernementale miracle pour la créer. Dans son dernier livre, Esther Duflo cautionne cette idée : à savoir qu’il n’y a pas de potion magique pour créer la croissance économique.

Le principal problème est qu’il faut au contraire trouver des moyens pour que la pollution soit durablement réduite et ne dépende pas des choix politiques effectués et du gouvernement en place. Supposez que le pays porte au pouvoir un parti écologiste et que le gouvernement mette en place un certain nombre de restrictions. A quoi cela peut-il servir s’il perd les prochaines élections et que tout ce qu’il a fait est défait par la majorité suivante ? 

Quelle est alors la bonne façon de poser le problème ?

Si le consensus scientifique impose de toute évidence de changer de modèle économique et d’organiser une transition énergétique, la question qu’il est important de se poser n’est pas de raisonner sur le PIB mais sur la façon de penser l’énergie et d’organiser cette transition. Et comment limiter la pollution à coût minimal. Pour résumer, il faut prendre le raisonnement à l’envers. A la place de raisonner sur le PIB, il faudrait raisonner directement sur les variables qui ont un sens physique très clair : émissions de co2, utilisation d’énergie, utilisation des terres etc. La principale question étant de trouver des mécanismes ou des politiques permettant de réduire l’impact de l’activité humaine.

Le récent rapport Blanchard et Tirole remis au gouvernement français aborde une approche de cette nature. Les économistes ne se sont donc pas posé la question de savoir s’il fallait croitre ou non mais ils se sont posé la question de comment faire pour contrôler la pollution à coûts réduits. C’est ce genre d’approche dont nous avons besoin.

Dans nombre de pays pauvres ou en développements, des politiques comme une taxe carbone ou même une politique de décroissance ne sont pas ou peu applicables. On peut raisonnablement prendre pour hypothèse que l’Asie va croître économiquement dans les 30 prochaines années. Pour résoudre les problèmes de pollution dans les pays moins riches ou en développement, l’une des politiques qui donne des résultats pour le moment est plutôt d’aller faire baisser les coûts des méthodes de production moins polluantes. Un blog de la revue Scientific American l’a noté : nous abordons depuis trop longtemps le réchauffement climatique de la mauvaise façon. La meilleure politique est probablement de vouloir mettre en œuvre des alternatives décarbonées peu coûteuses au niveau mondial. Mais tout ceci ne sera pas forcément suffisant et nous avons besoin d’autres idées politiquement réalistes.

Pour finir, à la place du débat croissance ou décroissance, on peut dire que nous avons surtout besoin d’idées et de mécanismes pour limiter les impacts de l’activité humaine. Ces mécanismes doivent avoir les caractéristiques suivantes : 

  • ils ne doivent pas dépendre du parti politique en place
  • ils doivent être acceptés socialement
  • ils doivent être mis en place de façon durable
  • ils doivent être les plus universels possibles

En complément du contrôle de l’activité humaine, la transition énergétique demande également des idées créatives sur la façon dont on peut organiser la vie en société avec des énergies alternatives. Par exemple, certains rapports de l’INRENA valent le coup d’oeil. D’autres façons de fournir de l’énergie décarbonée sont en développement (nucléaire, géothermie etc) et il faudra encore réfléchir à la façon dont tout cela peut s’articuler. Il reste tellement à construire.

Par @mrbig_panda

Un avis sur « Le débat croissance/décroissance : un débat infini (et non productif !) dans un espace Twitter fini »

  1. Super article, maintenant sortons de la théorie économique orthodoxe et sa vision galvaudée de la valeur, et trouve moi un seul pays dans lequel on observe simultanément une baisse des émissions de gaz à effets de serre et une croissance économique soutenue.
    La décroissance c’est remettre en question la catégorie de la croissance en tant que paradigme de nos économies, admettre qu’il existe d’autres indicateurs de développement et de progrès des peuples que leur consommation marchande. Que la croissance soit intensive ou extensive elle traduit une augmentation de l’opulence des marchandises et des emplois, sans rien dire des inégalités ou des conditions de vie des humains. Faisons donc de la croissance pendant 5 milliards d’années comme le propose Paul Romer, et quand le PIB par habitant dépassera 1 million d’euros on sera bien content d’avoir persévéré, bon y aura plus d’eau potable et 1 enfant sur 3 mourra avant l’âge de 5 ans alors peut être vous comprendrez que la valorisation de la valeur marchande n’est pas un indicateur valable.

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